J'imagine qu'on est nombreux à se rappeler de notre soirée du Bataclan. Comme pour le 11 septembre. L'irruption de la violence dans notre quotidien marque notre mémoire.

Le vendredi de l'attentat du Bataclan, j'étais allée faire cours dans l'établissement où j'avais été nommée pour un an sur un poste de remplacement, lycée Plaine de Neauphle à Trappes. “Les GPS ne connaissent pas l'adresse du lycée mais vous verrez, c'est facile à trouver, il suffit d'entrer mosquée de Trappes, on est juste à côté“ : c’étaient les seules instructions que j'avais reçu avant la rentrée. Comme je me rendais à un séminaire de recherche en début de soirée, je n'étais pas rentrée chez moi, j'avais poursuivi sur la ligne C jusqu'à la Sorbonne. Après le séminaire, nous étions allés manger une pizza et en sortant du restaurant, nos conversations avaient été interrompues par les sirènes d'un cortège de voitures de police descendant le boulevard Saint-Michel en trombe. Inhabituel. Ce n'est qu'en rentrant chez moi et en jetant un coup d'œil aux réseaux sociaux avant d'aller me coucher que je découvrais les premières informations sur les attaques.

Semaine A ou semaine B ? Je ne me rappelle plus si je commençais à 8h ou à 9h. Je ne me rappelle pas non plus ce qu'on s'était dit en salle des profs avant d'aller dans nos salles. Est-ce qu'il fallait du courage ou de l'inconscience pour “prendre” nos élèves ce matin-là ? De la conscience professionnelle ? Le poids de l'habitude ? Avec ces classes là, on se mithridatise peu à peu, on sait que chaque heure peut partir en vrille, alors un peu plus ou un peu moins, bagarre d’amoureuses éconduites ou débat religieux...

Et le souvenir de Charlie, de la minute de silence décidée dans la précipitation alors que les terroristes couraient encore, que les élèves attendaient le dénouement de ce suspens, que les professeurs n’avaient pas été consultés et qu’on ne nous avaient pas accordé 24h pour une réflexion pédagogique. Evidemment ça avait mal tourné, on aurait pu leur dire, mais, évidemment aussi, on ne nous avait pas demandé notre avis.

En ce matin de gueule de bois, il faut y aller. Show must go on. Le moment où vous glisser la clé dans la serrure de la classe n’est pas sans évoquer celui où vous plongez dans une piscine glacée : mieux vaut ne pas trop penser. Ne pas penser mais se dresser en être humain. Il m’a fallu du temps et du métier pour accepter de me présenter devant mes élèves comme un être humain : faillible, sensible, digne de respect. J’avais acheté le discours traditionnel de l’Education qui voit dans les élèves autant de cerveaux dans des bocaux, ignorant délibérément les facteurs corporels et émotionnels. Comme si le corps et les émotions d’adolescents se laissaient jamais oublier.

Ils arrivent, ni plus calmes ni plus excités que d’habitude. Galerie de portraits.

Il y avaient mes filles chauve-souris, leur habayas foncés et dessous des baskets qui clignotaient de la semelle, la mode cette année-là. Leurs immenses robes étaient alors tolérées : culturelles, pas cultuelles. On se contentait d'essayer de ne pas penser qu'un jour, peut-être, il y aurait une bombe en dessous. Rarement de bonnes élèves mais elles n'avaient pas leur langue dans leur poche quand on les lançait sur le texte d'un journaliste qui ne voyait dans leur voile que l'expression d'une rébellion adolescente. Et elles n'avaient pas tort tant ça faisait belle lurette qu'elles n'étaient plus adolescentes, prenant en charge la fratrie et le ménage puisque les mères travaillaient toute la journée.

Il y avaient les petits mâles méditerrranéens, minoritaires parce que j’avais des filières plutôt féminisées, mauvais élèves par principe, parce que ce ne sont pas des… Une horde problématique quand on est une femme prof parce qu’ils viennent d’une culture où la femme n’a pas de légitimité à exercer une autorité sur les hommes. Parce que ça leur arrache la gueule que j’ai du pouvoir sur eux et plus encore que j’en sache plus qu’eux. Bien sûr ça ne se dit pas, ça ne se pense peut-être pas mais l’expérience parle d’elle-même.

C’est vrai qu’avec le temps ils sont devenus une foule indistincte. On me le pardonnera à raison de 150 élèves par an. Emergent encore quelques figures. Cette jeune femme soigneusement maquillée, pas scolaire mais à l’esprit affuté, qui disparut en avril. On parla d’une grossesse, d’aucuns pensèrent qu’elle aura mieux fait de se voiler, d’autres le dirent haut et fort. Pour elle, l’école c’était finie, l’avenir aussi. Cette autre jeune femme qui enchainait les pires bêttises dans jamais être exclue parce qu’elle était la fille de l’imam et que si elle était renvoyée, c’était retour au bled et mariage forcée. Je reconnais que les filles m’ont plus marquée, peut-être parce que leurs destins me touchaient davantage ou semblaient plus tragiques

J’aurais pu préparer mon intervention. Quelques collègues avaient constitué des ressources, des amorces de séquences, des propositions qui avaient circulé sur les réseaux sociaux pour tenter de rendre intelligible l’indicible, pour essayer de mettre des mots dessus. Pour essayer de faire notre travail face à l’information brute, au manque de recul des médias et à notre hiérarchie qui nous laissait notre liberté pédagogique.

Je n’avais rien prévu. Pas de texte d’un grand nom à lire, pas d’analyse de l’actualité, pas la Une des journaux à décortiquer. Juste leurs questions et mes certitudes. Ma croyance en une éducation et une culture pour tous dont le premier but est de nous émanciper. Ma conviction qu’il y a plus de force dans la recherche de la paix que dans le repli et le déploiement des mesures sécuritaires. Ma volonté de faire nation avec eux, de leur dire qu’ils étaient français, que nous étions du même côté. Et ils furent réceptifs. Pas plus disciplinés que d’habitude mais il y eut un dialogue, des échanges. Ca ne changea pas l’année, ça n’empêcha pas d’autres bagarres et un certain nombre de cours qui virèrent au gros bide. Mais j’avais tenu la place et je nous avais institué en humains face à la violence et au deuil. Ensemble. Par des mots et par la volonté farouche de refuser d’avoir peur, ou juste de faire comme si la peur n’existait pas, de faire comme si on continuait pareil même si on était encore un peu plus à fleur de peau.

Quelques mois plus tard, l’Etat islamique appelait à assassiner les enseignants partout dans le monde et en salle des profs, on se demandait s’il fallait signaler tel élève pour radicalisation, si c’était bien vrai que tel autre était parti pour la Syrie. Mais 99% du temps, on ne pense pas au pire qui pourrait arriver, on l’oublie, on le tient à distance. Ce n’est que quand il ressurgit qu’on se rend compte qu’on l’avait oublié mais qu’on vit avec, comme un corps qui se serait adapté à compenser une trop vieille blessure.

Lundi, je suis allée confiante devant mes élèves. Triste, en noir, déprimée, mais confiante parce que je savais quelle posture je devais tenir. Je savais qu’il était temps d’ôter le masque et de leur dire une vérité qu’ils ne reconnaissent pas. De leur dire que j’étais à leur service, que j’étais là pour les aider à grandir, les jours où ça va bien, les jours où ils me gonflent et même les jours où j’ai la trouille. Nous dire à nouveau humains et ensemble. Et leur offrir une parole capable de dire et de comprendre le monde.

Et je tiendrai ma position, même quand innocemment dans quelques jours un me demandera “Mais à quoi ça sert d’apprendre ça madame” et me rappellera que nos mondes ont beau se superposer, ils ne s’équivalent pas. Dans leur monde, le savoir et mes précieuses connaissances ont moins de valeur que la prochaine vidéo qu’ils vont regarder sur tiktok. Dans leur monde, il ne faut pas trop se prendre la tête, pas trop en savoir, pas trop réfléchir. Une contre-culture du refus de la culture qui suinte parfois et blesse mon amour du savoir.

Cette année, comme chaque année, je vais travailler sur l’islam avec mes élèves de 5e, après avoir travaillé sur le christianisme et sur le judaisme en 6e. Je vais commencer par un pseudo arbre généalogique qui montre la filiation d’Abraham à Mahomet et à Jésus.

Je vais réexpliquer pourquoi je continue à dire Mahomet : je vais leur dire que la règle chez les historiens est de franciser les noms des personnages historiques les plus importants et qu’à ce titre je dirai Mahomet, comme je dirai Guillaume le Conquérant et Léonard de Vinci, parce que c’est un signe de respect et de l’influence de ces personnages sur notre histoire. Et je dirai cela en ayant pleinement conscience d’être historiographiquement has been, mais parce que je crois que cela fait sens (et aussi parce que je me sens un peu ridicule de dire Mohamed, comme le prénom de dix de mes élèves).

Je vais leur dire que je ne suis pas là pour convertir qui que ce soit, que nous allons faire un travail d’historiens et que je ne m’attends pas plus à ce qu’ils adhèrent à l’islam que je ne m’attends à ce qu’ils sacrifient aux dieux grecs.

Certains vont se plaindre que c’est pas juste, que les musulmans sont avantagés, ces mêmes musulmans qui se sont plaints quelques semaines plus tôt que leurs camarades chrétiens avaient un avantage sur eux lors du précédent cours. Si seulement. Et comme d’habitude je vais m’en sortir par une pirouette en leur disant de plaindre leurs camarades athées qui n’ont jamais aucun avantage. Mais en vrai, je ne peux pas leur donner tort, certains de mes élèves se révèleront lors du chapitre sur l’islam et décrocheront d’excellentes notes, comme si pour la première fois ils se sentaient enfin concernés par ce qu’ils apprenaient.

Pour la première fois cette année, un élève m’a interrogé sur la falsification de la Bible, j’en ai profité pour leur parler de l’histoire des textes. Avec la Bible c’est facile, ils n’ont pas d’affect. Alors je peux leur raconter comment on copiait les textes à la main, comment ça créait des fautes qui étaient plus ou moins bien corrigées, je peux leur parler des problèmes de traductions et que même les Juifs n’étaient pas d’accord entre eux pour savoir s’ils fallait traduire la Torah en grec.

Mais est-ce que j’oserai cette année leur parler du calife Omar et du grand autodafé qu’il fit des premières traditions du Coran pour établir une tradition unique ?