Peut-on expliquer la folie qui s’empare de notre société en décembre ?
Cette NL devrait plutôt s'intituler la (trop) longue liste des objets de fascination de Céline Ménager Je vous refais le coup du marronnier, mais ne partez pas tout de suite ! Soit vous adorez Noël et vous n'aurez donc rien contre me lire déblatérer sur la question. Soit vous n'aimez pas Noël et peut-être que les quelques éclairages que je vous propose sur la fête vous offrirons la possibilité de trouver dans les failles du système un peu d'espace pour gagner en souplesse. Et si vous cherchez un excuse pour zapper le repas du réveillon, vous pouvez toujours dire à votre belle-mère de ne pas vous attendre, vous arrivez dès que vous avez fini ma newsletter. Avec mon goût pour la bréviloquence, vous devriez rejoindre la table du diner quand tout le monde sera déjà couché. Ne me dites pas merci.
Pour de vrai, Noël me fascine depuis que je suis enfant. Pas pour les cadeaux faciles, non, non. Ce qui me fascinait enfant c'était la liste des traditions variées selon les pays et des histoires qui se racontaient autour de Noël. Petite folkloriste en herbe, je les récoltais soigneusement de mon écriture patatoïdale. Dans ma famille, on fêtait Noël sans être chrétien et ça déjà c'était un truc curieux.
Parce que Noël c'est un peu la dernière fête que nous avons tous en commun (qu'on l'aime ou pas, peu importe). Nul n'y échappe. Une sorte de fête totale. Par fête totale, je veux dire fête qui touche tout le monde : toutes les générations (et c'est peut-être la seule vraie fête intergénérationnelle qui nous reste), toutes les classes sociales, plus ou moins toutes les religions. Et à l'heure de la mondialisation, presque toute la planète. Si vous ne fêtez pas Noël, c'est que vous vivez en dictature. Et ce n'est pas rien de fêter ensemble. La fête, dans la sociabilité humaine, ce n'est pas juste un moment sympa. C'est un ciment social où chacun doit tenir son rôle pour mieux huiler la mécanique. La fête ressoude la communauté, rappelle à chacun qu'il y joue un rôle, marque le passage du temps et les grands temps forts de la vie, sert d'éxutoire ou retisse des obligations, conjure la mort et le mauvais sort. c'est en fait le couteau suisse de la relation sociale. Et la fête c'est aussi politique et économique. Un très bon TeDx sur la question : Emmanuelle Lallement, TeDx, Le sens caché de la fête https://youtu.be/BrUezgY0h1g?si=4hHJ3l0cGK75lHuy Sur le fait que noël en soit plus vraiment une fête religieuse, il n'y a qu'à voir la place du père Noël et de la fête de Noël dans les écoles maternelles de notre pays laïc. L'investissement économique, émotionnel et symbolique n'a pas d'équivalent. Et c'est peut-être un premier point qui rend la fête de Noël aussi fascinante et au final étrange et dérangeante. Parce que nous vivons une époque où les obligations sociales et communautaires se sont considérablement amoindries. Mais Noël c'est le grand retour de la norme et de l'obligation. C'est la grande survivance du rituel. C'est la joie de l'anthropologue avec ses rituels tous plus absurdes les uns que les autres, dont Mark Forsyth peint un tableau au vitriol, en s'amusant à chercher les origines du sapin ou des chants de Noël. Mark Forsyth, Noel une histoire de dingues, les éditions du Sonneur, 2021
La laïcisation de la fête de Noël n'est pas à proprement parlé une nouveauté. L'avancée de la figure du père Noël le montre assez bien. Déjà en 1951, le gros bonhomme faisait scandale en France et partageait les Français au point qu'un curé de Dijon n'avait pas trouvé mieux pour fêter Noël que de brûler une effigie du bonhomme rouge devant la cathédrale de la ville le 24 décembre. Imaginez un peu la scène. Il n'en fallait pas moins pour que le grand Claude Levi-Strauss s'empare du phénomène et le questionne de son point de vue d'anthropologue. L'article qu'il en a écrit est devenu un monument de l'anthropologie. Vous le trouverez aisément en ligne http://classiques.uqac.ca/classiques/levi_strauss_claude/pere_noel_supplicie/pere_noel_supplicie.html mais si vous préférez qu'on vous fasse la lecture vous pouvez l'écouter à l'adresse suivante (ça ne vous prendra qu'une quarantaine de minutes) : Anthrostory, Le Père Noël supplicié Claude Levi Strauss : https://youtu.be/AXk9FKnauC4?si=yptpkmQaooQA9j4g Si vous n'avez pas 40 minutes devant vous, je vous propose deux vidéos de vulgarisation. Les deux sont très bonnes et c'est assez amusant de voir comment chaque youtubeur a choisi d'orienter différemment son compte-rendu. Sociologeek, D'où viens le père Noël ? (feat. Levi-Strauss) - Socioloquick 4 https://youtu.be/MEhSEjCSREI?si=TWYvpeg2cJe1L1w1 Les EthnoChroniques, Le Père Noël a.k.a. le dieu des dieux https://youtu.be/3j8hBkqa7eU?si=DQjGHmEyeUj2CaZg Oui le travail de Levi-Strauss est brillant et incontournable. En deux mots (mais ça ne vous dispense pas d'aller voir par vous même) il explique le statut particulier du père Noël par le fait que ce serait en fait un dieu qui s'adresse à une classe d'âge bien particulière et qui participe à l'initiation de cette classe d'âge, tout en entretenant des liens assez étroits avec des stratégies apotropaïques (comprenez comment faire pour se protéger de la mort). Mais le problème de ce cher Levi-Strauss, c'est qu'il bouche un peu le paysage et peu de chercheurs actuels proposent de penser plus loin alors même que le contexte a profondément évolué depuis et justifierait qu'on repense le truc. Regardez un peu la place de la famille dans notre société, le statut des enfants, la place de société de consommation, le fait que les adultes aussi reçoivent des cadeaux à Noël, la critique de la fête qui ne vient plus de l'Eglise... A l'évidence on n'est plus en 1950 et il y aurait tant à dire. Martyne Perrot s'y est risqué en 2000, mais ça ne percute pas comme Levi-Strauss : elle fait beaucoup l'histoire de la fête et comme elle n'est pas historienne... Martyne Perrot, Ethnologie de Noël, une fête paradoxale, Grasset 2000 Pour en finir avec le père Noël, je me suis demandée il y a quelques années pourquoi le père Noël passait par la cheminée. Parce que oui, c'est quand même bizarre comme itinéraire. Si ça vous intéresse, ma réponse est là. https://www.dropbox.com/scl/fi/f4jka8e9gr6cnrvuvlxyo/Mais-pourquoi-le-p-re-No-l-passe-t-il-par-la-chamin-e.pdf?rlkey=0ed4io84cdv0ddrf6y4wszg4u&dl=0
Quand noël approche, les chaines de vulgarisation comme toutes les autres (et comme votre humble servante) se sentent obliger d'investir le sujet pour faire leur travail : expliquer, éclairer, clarifier. Dans le cas de Noël, ils peuvent s'en donner à coeur joie tant il y a de strates de traditions qui s'empilent. Il est de bon ton aujourd'hui d'en appeler aux tradition païenne pré-chrétienne pour expliquer le sapin ou la buche, signe de plus de la laïcisation de la fête que l'on extrait ainsi du christianisme. En fait, la plupart des vidéos se contentent de délayer ce que Levi-Strauss avait posé en quelques paragraphes bien bâtis dans l'article susnommé. Et je vous épargne l'origine germanique du sapin et le poids de l'Angleterre victorienne dans nos propres rituels. Cette recherche des origines et cette mise en avant de la tradition est elle aussi propre à Noël. Avez-vous déjà entendu des théories sur la signification des bougies d'anniversaire ou des petits choux à un gâteau de mariage ? On n'y pense pas. Mais l'origine de la buche, ça c'est important. Noël produit ainsi tout un discours d'auto-justification par évocation du passé. Ce qui ne va pas sans créer un certain sentiment d'enfermement pour les uns. Mais c'est un discours qui déforme la réalité sociologique de l'élaboration des traditions qui ne sont pas des données fixes mais bien des processus toujours en cours comme le souligne cette courte vidéo du SocioLab : Noël, mais qu'est-ce que c'est ? https://youtu.be/24nQdExf4oc?si=7wpYqmQ2NBE5wj0Y et qui vous autorise à faire évoluer lesdites traditions.
Parmi les grandes obsessions concernant la fête, la question de la date de Noël est un incontournable. Tout le monde est bien embêté de constater qu'on a beau faire, Noël refuse de tomber à la date du solstice. Ce qui rend un peu bancale l'idée que c'est un simple décalque d'une supposée fête païenne préexistante qui célèbrerait le phénomène astronomique. Et qui pose de vrais problèmes de logique tant il est évident que si le père Noël se la jouait un peu tactique, il aurait choisi la nuit la plus longue pour distribuer ses cadeaux (c'est du moins ce dont j'étais persuadée à 6 ans). En fait ça interroge notre rapport au temps sur au moins trois points. D'abord nombreux sont nos contemporains non historiens qui ont l'air de considérer qu'un calendrier, ça tombe du ciel tout cuit avec pile poil le bon nombre de jour pour couvrir une année. Je ne vous fais pas le topo sur les années bissextiles, mais on se rend bien compte que ce n'est pas si simple. C'est que notre belle planète, cette petite coquine, n'a pas prévu de révolution sur un nombre de jours tout pile. Cela explique assez bien que les Romains aient un peu galéré à mettre en place leur calendrier et qu'ils aient dû faire des ajustements, c'est le fameux calendrier julien. Mais le problème ne s'est pas arrêté là puisqu'au XVIe siècle, on s'est de nouveau trouvé avec un décallage tel qu'il a même fallu supprimer des jours en 1582 (on est quand même passé directement du 4 au 15 octobre). Sauf en Angleterre parce qu'ils étaient anglicans et ne voulaient pas faire comme le pape. Ils ne s'aligneront qu'en 1752, ce qui veut dire que pendant deux siècles le calendrier anglais était décalé de 10 jours par rapport au calendrier du reste de l'Europe. Joie de l'historien. https://fr.wikipedia.org/wiki/Passage_du_calendrier_julien_au_calendrier_grégorien Tout ça pour dire qu'il n'est probablement pas nécessaire de faire des pieds et des mains pour faire coller 21 et 25 et que Martyne Perrot, si elle avait été historienne, aurait pu nous épargner un laborieux passage de son livre par ailleurs pas si mauvais.
Ces histoires de calendrier et la méconnaissance que nous en avons souligne assez bien combien notre temps est millimétriquement mesuré, mais ça n'a pas toujours été le cas. Imaginez ce que ça devrait être de vivre au XVIe siècle à la campagne, sans la moindre horloge à des kilomètres, sans aucun moyen d'évaluer l'écoulement du temps que la cloche de la paroisse qui appelle à la prière et ne sonne pas encore les heures. Honnêtement, on a du mal. Et ce qui est valable pour une journée était valable plus largement à l'échelle d'une vie. L'historien Audisio qui a travaillé sur la perception du temps à cette époque souligne que la plupart des gens ne connaissaient non seulement pas leur date de naissance, mais pas même l'année et n'avaient qu'une notion très approximative de leur âge. On s'en rend compte dans les dépositions des témoins pour certains procès. Notre obsession d'un temps quantifié est le produit du développement des outils de mesure et de la révolution industrielle, avec son approche scientifique du temps des ouvriers pour mieux les rentabiliser (et surtout ne pas les payer plus que ce qu'on leur doit pour le temps). Il n'y a finalement que si le temps c'est de l'argent qu'on entre dans une logique comptable. Deux vidéos pour aller plus loin : Les revues du monde, Le temps n'a pas toujours existé https://youtu.be/EakwdPrTy5Y?si=Y84v-dHLBfBTDU3d Le Vortex, Quand la notion du temps n'existait pas https://youtu.be/xOqcgkg61Xg?si=3nRjLRW7rh9NZY_v
Souvent le discours sur la date de Noël s'accompagne de l'idée que la méchante et sournoise Eglise a récupéré une date préexistante pour convertir tout le monde. Je ne nie pas que le fait qu'une date préexiste ait pu jouer un rôle. Quand aux logiques de récupération de l'Eglise au début de sa carrière, il y a ce livre sur la question qui est excellent. Philippe Walter, La mythologie chrétienne, Fêtes rituels et mythes au Moyen Age, Imago, 2015. Mais à en écouter certains, on a l'impression que le pape, ou je ne sais quel évêque de l'époque, se serait dit "J'ai la solution pour tous les convertir, on va dire que les Saturnales, c'est en fait Noël et paf, ils vont tous devenir chrétiens". Est-ce qu'on peut prendre le temps de réfléchir à ça et admettre qu'en terme de psychologie, ça ne marche pas ? Que personne ne va changer de religion du jour au lendemain pour une question de date ? Parce que les processus à l'oeuvre dans les dynamique de conversion, à fortiori de conversion de civilisations entières, sont infiniment plus complexe (et mériteraient certainement d'être infiniment plus étudiés par les temps qui courent, mais là tout de suite, je suis un peu à cours de ressources).
En Allemagne, au XIXe siècle, une mère de famille bien intentionnée et certainement fort dévote a créé les premiers calendriers de l'avent pour faire patienter ses enfants jusqu'à noël. Ensuite, un homme (forcément un homme...) s'est dit que ça valait la peine de les commercialiser. Le problème c'est que d'une année sur l'autre, il ne pouvait pas réutiliser son stock car la date du début de l'avent, correspondant au 4e dimanche avant Noël, est par définition une date changeante (les chrétiens aiment que leur fête changent de date chaque année, allez savoir pourquoi). Mais ce monsieur était pragmatique, il a donc fait commencer son calendrier au 1er décembre et maintenant tous les calendriers de l'avent commence au 1er décembre. Encore une histoire de calendrier, me direz-vous. Moi, ça m'interroge quand même, en terme de stratégie éducative. Pour apprendre à attendre à des enfants, tu les teases tous les jours en leur rappelant que le truc qu'ils attendent comme des fous, et qu'ils sont sensés attendre comme des fous vus combien les adultes investissent les choses, ce truc va arriver mais il faut attendre. Et pour attendre tu as droit à un morceau de chocolat. A quel moment ce truc peut marcher en terme de stratégie ? Ne devrait-on pas immanquablement obtenir l'effet inverse, les enfants devenant de plus en plus impatients par la tension que créent les parents ? Et déjà ça ne semble pas très logique pour les enfants, mais les calendriers de l'avent des adultes, on en parle ? On voit bien la motivation économique de nous faire payer tout un tas d'échantillons. Mais quels adultes sommes-nous, si comme les enfants, ont a besoin de cette distraction pour patienter alors qu'on en croit même plus au père Noël ?
Si vous êtes sortis de chez vous depuis quelques jours pour entrer dans un magasin, je n'ai pas vraiment besoin de vous faire un dessin. Une sorte d'étrange frénésie de consommation s'empare de tout le pays. On se retrouve implacablement pris dedans, même si on a décidé d'être raisonnable cette année et qu'on a allégé le poids financier de la fête en choisissant un secret santa. Sommes-nous donc tous les victimes sacrificielles des rois du marketting ? Un peu mais pas que ! Abu Gnaba, Anthropologie de la consommation https://youtu.be/zTXVQEioHaE?si=HxIiqmWEWDT8EoUB Les logiques derrière cette consommation et l'échange des cadeaux sont en fait bien plus profondes et ont été, là encore, étudié par les anthropologues. C'est en particulier la logique de Potlatch qui permet d'établir la hiérarchie dans une société ou entre société par l'échange de cadeaux. Et là tout prend son sens et on comprend enfin pourquoi on ne peut pas échapper au fait d'en offrir, peu importe que le cadeau fasse plaisir ou pas. L'enjeux n'est pas la satisfaction de l'autre mais l'inscription dans le jeu social. Et revoilà le père Noel qui a finalement une utilité : celle de dispenser les enfants de s'inscrire dans une logique de don et de contre-don. Sociologeek, A quoi sert le Père Noël ? (feat. Marcel Mauss) https://youtu.be/pyl_tN0k-A8?si=LKzP7LCO549dLrdY Culture philo / Alain Bajomée Le potlach en 7 minutes https://youtu.be/OoSSN-75OZg?si=0M1o3K8uud6EWZHz Si vous cherchez malgré tous des arguments pour ne pas avoir à faire de cadeaux, il y a la vidéo de M. Phi Pas de cadeaux pour Noël Argument frappant 10 https://youtu.be/hV3IYoHpQS4?si=Le__Zj4-LmPQ79ig
En réponse à ces élans de surconsommation, on entend de plus en plus les tenants de la simplicité et du minimalisme qui en appellent aussi à la tradition d'un Noël d'autrefois. Et au vu des enjeux anthropologiques, on comprend mieux qu'ils galèrent auprès de leurs familles pour faire valoir leurs idées. Je vous mets quelques vidéos pour votre réflexion pour les années à venir, si cela vous interpelle. Les vidéos de José Anne SC pour un noel minimaliste Comment fêter noël - Cadeaux ? Noël minimaliste et zéro déchets ? traditions ? https://youtu.be/VRDDfwJ4ab0?si=3rwZZvUP6MrFjxON Nos décorations de Noël minimaliste et zéro déchets https://youtu.be/4I_pbpiheqs?si=ysRB6PPq7Uet1VZ2 Noel sans consommer / moins consommer - nos idées, nos trucs pour un noel plus simple et plus minimaliste https://youtu.be/-h54GWfVksI?si=ZnStJr1ftVlk6Xs2 Un noël simple sans surconsommation et minimaliste - comment y arriver avec ses proches ? https://youtu.be/mvsD3O_VBtE?si=CIw4jCcTJ_dNpM7X Elodie Wery podcast : les fêtes de fin d'année https://youtu.be/xQzdqN-pBLk?si=57Rgzgj5-egjYcEQ