Il y a quelques newsletters qui tombent un peu toute casquées de mon cerveau, telles des Athénas numériques. Paf, l'idée, paf écrite, re-paf relue, et paf dans votre boite mail trois jours plus tard. Plus souvent, cela tient plutôt de la cueillette : ce petit truc-ci et ce petit truc là... Et puis il y a cette newsletter sur laquelle je passe et je repasse telle une Pénélope, numérique elle aussi, sans trouver le fil pour en sortir. Alors plus de 6 mois après l'avoir mise sur le métier, j'ai décidé de la couper en deux, de vous en présenter un morceau abouti maintenant et de continuer peut-être plus tard à tricoter l'autre moitié, encore très Frankenstein. Parce que je compte parler de "réarmement démographique". Mais j'ai tellement attendu que ce n'est même plus vraiment d'actualité : notre vie politique est devenue tellement plus rock'n'roll depuis le mois de juin ! Le pire dans tout ça, c'est que l'expression du Président n'a pas vraiment fait tilt sur le coup. Peut-être parce que j'étais plus inquiète de l'arrivée des classes de niveau. Peut-être parce que ça va, Monsieur le Président, j'ai fait ma part du job (contrairement à vous, by the way). Peut-être parce que comme beaucoup de gens éloignés de la politique, je sais que les promesses des politiciens n'engagent que ceux qui y croient. Bref, le réarmement démographique ne semblait pas mériter une newsletter. Du moins pas une des miennes. Car quelques jours plus tard, dans une de mes lectures habituelles, je découvre une diatribe féministe contre le réarmement démographique. Et je m'étonne : il y en a donc qui ont pris le Président au sérieux. Comme ça m'a intrigué, je suis, comme d'habitude, allée voir ce qui se disait sur Youtube. Alors, non, je ne vais pas vous envoyer voir telle ou telle émission de débats. On va dire qu'elles ne correspondent pas vraiment à ma ligne éditoriale et je ne souhaite pas vous polluer avec du contenu qui repose sur l'opposition de points de vue sans regard critique et sans vérification des sources. Et puis comme j'ai mis des mois à écrire, ça ferait réchauffé. Certes, ce n'est pas une bonne pratique de ne pas citer ses sources pour vous permettre de vérifier ce que j'affirme. On va dire qu'on va quand même gagner du temps et je vais vous faire un résumé. Ainsi on repère aisément trois types d'arguments à opposer aux propos du Président :
Mais si on creuse un peu, le truc fascinant, ce ne sont pas les arguments, mais la réaction quasi épidermique des participants de tout bord. Et on découvre, tous un peu surpris, que nos entrailles sont politiques et que l'intime ne l'est pas tant que ça. En vrai, on aurait dû s'en douter, ça n'a rien de nouveau. C'est d'ailleurs le coeur de métier de l'anthropologie que d'étudier combien la sexualité ou la parenté sont régies par des règles propres à chaque société et deviennent ainsi une création toute humaine, sans la moindre trace de naturel dedans. La question serait plutôt pourquoi l'a-t-on oublié ?
L'autre motivation à mon écriture, ce sont, au mieux, les approximations, au pire les vrais contresens, qu'on diffuse dans les médias à propos de la démographie et surtout du temps "d'avant". J'ai donc cherché une vidéo de mise au point sur la question pour vous la partager et passer à autre chose. Mais non seulement cette vidéo n'existe pas (bon j'en ai quand même trouvé quelques unes qui tournent un peu autour du pot, patience) mais j'ai ainsi découvert que les réponses à la recherche "histoire démographie" sur youtube penchaient toutes clairement d'un bord politique. Et ça me semble d'autant plus important de ne pas dire d'importe quoi sur l'histoire que j'ai l'impression (c'est un peu du doigt mouillé, je n'ai pas de chiffres) que l'argument historique prend de plus en plus de place dans le débat non seulement politique mais aussi et surtout sociétal. On y trouve tout à la fois le "c'était mieux avant" des tradwifes et le "c'est comme ça parce que M. Paléo faisait déjà comme ça". La démarche en soi me semble douteuse : fort heureusement l'espèce humaine a évolué et continuera d'évoluer. Le mythe d'un retour en arrière vers un passé édénique ne tient pas. Mais quitte à utiliser ces arguments, essayons au moins de ne pas dire n'importe quoi.
Je n'ai donc pas trouvé de vidéo parfaite, mais j'ai trouvé le livre qui s'est posé la même question que moi. Au rayon BD en plus, alors ne venez pas me dire que c'est pour les spécialistes. Vous le trouverez sous une couverture rose et sous le titre Mama sapiens. Une histoire des mères à travers les âges. L'auteur, Soline Bourdeverre-Veyssière est professeur d'histoire (ça rassure) et le livre est illustrée par Léna Piroux. Vous le trouverez aux éditions du Courrier du livre. Le livre est complet, aborde de nombreux sujet depuis l'avortement jusqu'à l'adoption et propose une bibliographie solide pour ceux qui voudraient aller plus loin. Il existe aussi un Papa sapiens, avec une couverture bleue mais celui-là, je ne l'ai pas lu. Mais rassurez-vous, je ne vais pas jeter mon travail pour autant et je me lance dans le debunkage démographique. Je mets donc ma casquette d'historienne pour faire le point sur ce qu'on appelle l'"ancien régime démographique". Je prends comme point de repère le XVIIIe siècle qui a l'avantage d'être une période bien renseignée et en conséquence bien étudiée. Donc, débunkons !
Affirmation que j'ai entendu pas plus tard qu'hier dans un podcast sur la maternité. Outre le fait qu'une première grossesse a un âge aussi jeune a des effets désastreux sur la croissance et la santé de la mère (je vous passe les détails les plus sordides), l'âge de la nuptialité (i. e. l'âge au mariage) dans les sociétés d'ancien régime est en fait bien plus tardif que ce qu'on croit. Oui, je simplifie en posant l'équation mariage = relation sexuelle, mais avant le milieu du XXe siècle, l'équation est fiable dans une large majorité des cas et l'avantage de cette équation c'est qu'il est facile de connaître l'âge au mariage des gens, même au XVIIIe siècle. Ainsi au XVIIIe siècle l'âge au mariage des femmes est de 25-26 ans et de 27-28 ans pour les hommes. Pour vous donner un élément de comparaison, l'âge moyen du premier enfant pour les femmes de l'Union européenne est de 29 ans aujourd'hui. L'écart n'est donc pas énorme. Et on est bien loin des 13 ans. La nuptialité tardive s'explique par le capital nécessaire à l'installation du couple. Dans les milieux plutôt modestes, il faut une bonne dizaine d'années de travail pour économiser assez pour le trousseau ou pour s'installer. C'est aussi une stratégie de limitation des naissances qui permet de ne pas disperser le patrimoine (on en reparlera). Alors d'où vient cette idée de 13 ans ? Ca peut venir de l'Antiquité et de l'héritage romain car dans le droit romain, l'âge minimum au mariage était de 12 ans pour les filles et de 14 ans pour les garçons. Ca peut aussi venir des pratiques nobiliaires qui différent très nettement du reste de la population française. L'aristocratie conserve au XVIIe et au XVIIIe siècle une nuptialité précoce liée à des logiques d'alliance, ce qui est particulièrement vrai pour les familles royales mais tout aussi particulièrement atypique.
Alors non, les femmes ne passaient pas leur vie enceintes et la moyenne d'enfants n'étaient pas de 12 par femme. L'espacement des naissances (donc entre 2 enfants) jusqu'au XVIIIe siècle tournaient autour de 3 ans, si l'enfant n'était pas mis en nourrice. Ce chiffre prend en compte les 9 mois de grossesse, la période d'allaitement qui, la plupart du temps, n'est pas fertile et la part de hasard à chaque cycle, avant que la fécondation ne se produise. Donc, non, on n'enchaine pas les naissances. Sur une population plutôt mal nourrie, on peut compter une vingtaine d'années de fertilité : 6 enfants par femme semblent une bonne moyenne. On rappellera en passant que la malnutrition entraine des aménorrhées qui plombent d'autant la fertilité de la population. Mais ce n'est qu'une moyenne, et il y a là un truc très important à comprendre : en moyenne, un arc-en-ciel est marron. C'est dire le peu d'informations que nous fournit une moyenne. Donc il y avait bien des femmes qui pouvaient avoir jusqu'à 12 enfants (On pense à la reine Marie Leszczynska et ses 10 enfants en 10 ans) et d'autres qui n'en avaient aucun, pour des raisons d'infertilité mais aussi par choix. La vocation religieuse pouvait ainsi cacher le choix de ne pas avoir d'enfant. Il faudrait aussi cesser de considérer que les gens "d'avant" étaient entièrement soumis à la nature et à la donnée biologique. A partir du moment où les hommes ont fait le rapprochement entre l'acte sexuel et la naissance, ils ont mis en place des stratégies contraceptives, ou au moins de contrôle des naissances, la première étant... l'abstinence (oui, je sais, ça déçoit aussi mes élèves qui espèrent toujours du croustillant, mais 100% d'efficacité garantie). La seconde stratégie pour limiter le nombre de naissances, c'est le mariage tardif, que j'évoquais juste au-dessus. Ensuite intervenait la mortalité infantile qui créait à l'époque un écart conséquent entre le nombre d'enfants portés par une femme au cours de sa vie et le nombre d'enfants parvenant à l'âge adulte. On considère habituellement qu'un quart des enfants mourait avant leur première année et un autre quart avant l'âge de 20 ans. Dernier détail, le mode de vie peut avoir un rôle dans la survie des enfants mais n'explique pas tout. Une étude sur des familles urbaines du XVIIIe siècle (dont j'ai eu la flemme de rechercher la référence, j'espère que vous me pardonnerez et croirez sur parole mes souvenirs de prépa) prend ainsi l'exemple d'une famille constituée par deux mariages successifs : les 6 enfants de la première union sont tous morts avant l'âge adulte alors que les 6 enfants de la seconde union ont tous survécu et fait souche.
Ce que je viens d'expliquer sur la mortalité et sur les moyennes a un impact conséquent sur le calcul de l'espérance de vie qui est une... moyenne à la naissance. Donc quand un scientifique vous dit que l'espérance de vie à l'époque moderne est de 25 ans, ce chiffre prend en compte le quart de la population qui n'a pas atteint l'âge de un an et fait pencher la balance d'autant. En fait on ne meurt pas tant que ça vers 25 ans et si on a la chance d'atteindre les 20 ans, on a de bonne chance de tenir jusqu'à 60. Il y a quand même une vraie fragilité autour de la vingtaine : chez les hommes parce que c'est autour de cet âge qu'ils s'engagent dans l'armée ; chez les femmes parce que le premier accouchement est le plus dangereux, ça passe ou ça casse... On avance un taux de 5 à 10% pour la mortalité lors du premier accouchement au XVIIIe siècle. Ensuite les risques diminuent drastiquement et recommencent à augmenter passée la 6e naissance. En un mot, méfiez-vous des moyennes.
La mortalité infantile élevée est tellement éloignée de notre vécu qu'elle en devient même difficile à imaginer. Plus encore, on se demande bien comment pouvaient réagir les parents face à une telle fatalité. L'historien Philippe Ariès s'est posé la question dès les années 60 et a travaillé sur le XVIIIe siècle pour montrer comment émerge la notion de l'enfance à partir de cette époque en lien avec le début du recul de la mortalité infantile, les écrits de Rousseau, la nouvelle place accordée à la nature... Il conclut à la naissance du sentiment maternel, sentiment qui devient "naturel" à cette époque. Sa théorie a largement été reprise et diffusée par Elisabeth Badinter qui s'en sert pour nourrir ses thèses, non sans une certaine mauvaise foi, comprenez "sans avoir vraiment vérifié ses sources". Mais j'admets moi-même être assez peu objective concernant l'oeuvre d'historienne de Badinter. Philippe Ariès alla même jusqu'à affirmer que l'enfance n'existait pas au Moyen Age et que les parents n'étaient pas attachés à leurs enfants. Le propos, outrancier et non sourcé d'un historien pas médiéviste, a eu le mérite de mettre les vrais médiévistes sur la question et de les inciter à étudier le rapport de cette époque à ses enfants, nuançant considérablement le propos. Malheureusement Ariès ayant eu un certain succès, l'idée traine encore largement, en particulier dans les commentaires sur youtube.
Retenez donc que la démographie est une science complexe parce qu'en matière de reproduction humaine, tout est toujours multifactoriel et si la rationalité intervient, elle n'est pas toujours dominante. En cela, elle a de commun avec l'économie sa volonté de modéliser le monde et d'être plus performante dans un rôle explicatif après coup que dans un rôle prédictif.
Une particularité française semble être de refuser de suivre les tendances du reste de l'Europe et ce depuis le XVIIIe siècle en matière de démographie. Et là on va parler de transition démographique. Normalement c'est au programme de seconde (ou de 5e pour les plus brillants), mais je vous fais un rappel rapide pour ceux qui dormaient à côté du radiateur. "Avant", on faisait beaucoup d'enfants, mais on mourait beaucoup, du coup la population n'augmentait pas vite. Aujourd'hui en Europe, on ne fait pas beaucoup d'enfants, mais on meurt tard, alors la population n'augmente pas vite, mais ne s'effondre pas non plus. Entre les deux, il y a eu une transition et comme elle concerne la population on l'appelle "transition démographique". C'est d'abord la mortalité qui baisse, grâce à l'amélioration de l'alimentation, aux progrès de l'hygiène et de la médecine, au suivi des grossesses. Mais la natalité reste haute et donc la population augmente très vite. Ensuite la natalité baisse. Pour être honnête, on ne sait pas trop pourquoi. Certains démographes disent que les parents se rendent compte que les enfants meurent moins et comprennent qu'ils n'ont plus besoin de faire autant d'enfants. Mais je ne trouve pas ça très convaincant. Vous imaginez la conversation autour de la table de la ferme familiale : "Oh, regarde chéri, aucun de tes 12 frères et soeurs n'est mort quand il était bébé, alors ça me semble raisonnable de ne faire que 6 enfants, qu'en dis-tu ?" Toujours est-il qu'à force de baisser, la natalité se stabilise à nouveau un peu au-dessus de la mortalité et on arrive à la situation actuelle. Ce modèle, somme toute assez fiable, est utilisé aujourd'hui par l'ONU pour prédire l'évolution de la population mondiale, tant la démographie de tous les pays semblent s'y plier avec discipline. Tous ? Non, un petit pays peuplé de Gaulois n'en a toujours fait qu'à sa tête.
En effet, au XVIIIe siècle, les Français font déjà moins d'enfants que le reste de l'Europe, mais cela est peu sensible puisque la France est le pays le plus peuplé depuis au moins le XVIe siècle. On attribue habituellement cette étrangeté aux stratégies mises en place par les familles pour éviter la dispersion du patrimoine. On en revient à l'élaboration de stratégies de limitation des naissances avant la médicalisation de la contraception. Au XIXe siècle, le processus s'accentue, d'autant plus que le code civil impose un partage équitable du patrimoine entre les héritiers. La France connait une transition démographique plate, mortalité et natalité chutant de concert et ne connait pas le boom démographique de ses voisins. Ainsi à l'époque où tous les pays européens deviennent des terres d'émigration (Angleterre, Irlande, Allemagne, Italie...), la France devient terre d'immigration et accueille de la main d'oeuvre européenne (Pologne, Italie d'abord puis Espagne et Portugal avant d'avoir recours à ses colonies après la 2nde guerre mondiale), en particulier dans le nord de la France qui s'industrialise. Après la Seconde Guerre mondiale, la France rentre dans le rang et connait un baby boom comme le reste de l'Europe, mais là où la natalité diminue un peu partout dans les années 80, elle se maintient en France au dessus du fatidique 2,1 enfants par femme nécessaire au maintien de la population. Je vous rassure tout de suite, aucun enfant n'a été découpé dans cette statistique. 2 enfants, c'est le nombre nécessaire pour le renouvellement des générations (un pour remplacer la maman, un pour remplacer le papa) et le 0,1 est juste une façon de prendre en compte le hasard, au cas où une femme ait l'étrange idée d'avoir 2 filles ou 2 garçons. On attribue le plus souvent ce maintien de la natalité à la politique nataliste de la France et à la possibilité pour les femmes de faire garder leurs enfants en bas âge pour reprendre le travail. Du moins jusqu'en 2015 où les Françaises décident de rejoindre leurs consoeurs européennes.