Est-ce que vous vous êtes déjà demandé ce que vous auriez fait en 1940, ou est-ce qu'il n'y a que les profs d'histoire pour se poser des questions pareilles ? Evidemment, aucun d'entre nous n'aurait été collabo, on est entre gens bien. Mais auriez-vous couru vous réfugier à la campagne ? Auriez-vous fait partie de ces longs cortèges qui ont quitté Paris tirant des charrettes à bras ? Vous seriez-vous terrés dans votre cave, paralysés devant ce basculement soudain du monde tel qu'on le connaissait ? On s'imagine tous résistant, défendant la liberté, refusant l'oppression, le feutre de Jean Moulin vissé sur la tête. On s'imagine marin breton, passant en Angleterre. On s'imagine agent de la Banque de France, convoyant l'or de la Nation vers le fin fond de l'Afrique où les nazis ne l'auront pas. On s'imagine étudiant en Tunisie rejoignant les FFI après le débarquement d'Afrique du Nord. On s'imagine petite secrétaire pourtant germanophone passant sous le radar de l'ennemi pour noter scrupuleusement la destination des oeuvres spoliées. On s'imagine cheminot, volant une machine à écrire de la SNCF pour recopier des tracts. On s'imagine écouter Radio-Londres au fond d'une grange avant de sauver un aviateur anglais. Comme dans les films. On s'imagine un peu moins qu'on en mourra, dès le début de la guerre, comme ceux du musée de l'Homme, ou un peu plus tard d'une simple imprudence. Et les films ne disent que rarement l'odeur âpre de la peur et l'abandon du corps quand l'ennemi rôde. Moi, je me sais pas très courageuse. Je ne tiens pas très bien face à la pression. J'aurais eu trop peur de livrer tout le monde au premier froncement de sourcil. Je ne suis pas douée en sous-entendus. Et puis j'ai quatre enfants, voyez-vous. Ca crée des obligations. Et le dernier est maintenant trop grand pour que je cache des tracts dans son landau. En plus j'habite à Paris et ça manque de traboules pour les activités clandestines.
Aujourd'hui aussi, je ne suis pas très courageuse, alors quand j'écoute les infos, j'ai peur. Et vous ne pouvez pas vraiment me donner tort : Janvier 2015, attentat de Charlie Hebdo. La France dit "Je suis Charlie" et nos élèves, pas tous, juste quelques uns, nous répondent le mot de Cambronne. Pire, c'est bien fait pour eux, ils l'ont cherché. Je découvre comme au lendemain d'une gueule de bois un trou béant dans le tissu de ma communauté scolaire. Je ne m'y attendais pas. Savez-vous combien c'est violent quand ce que l'on croyait "nous" devient un "eux" ? Septembre 2015, je suis nommée à Trappes. Novembre c'est le Bataclan. J'en ai déjà parlé là : https://wheat-dollar-101.notion.site/Ce-que-a-fait-que-d-aller-en-cours-le-16-novembre-2015-678d2280dc85472783c4bf76cf364a47?pvs=4. En salle des profs, on se demande si on doit signaler tel élève pour radicalisation depuis qu'il porte la barbe. On apprend que tel autre, déscolarisé depuis deux mois, est parti en Syrie. Un week end, sur internet, DAESH appelle au meurtre des enseignants. On y pense le lundi matin dans le bus. Et puis on oublie. On en parle entre collègues lors d'une réunion sur l'application du plan Vigipirate. Il y a ceux qui y croient et ceux qui n'y croient pas. Une bombe passerait facile sous les robes de nombreuses filles. Mais ce sont nos élèves, un peu nos enfants. Bien sûr qu'on s'y attache. Ca ne sera pas eux. Et on continue à faire cours. L'épisode Samuel Paty, je l'ai à peine vu passer. Parce qu'on était la veille des vacances. Parce que c'était pas clair. Parce que, retour du Covid oblige, les hommages ont largement été escamotés et moi j'étais au fond de mon lit. Ensuite c'était déjà la rentrée ; quinze jours après, ça sentait le réchauffé. Et puis il fallait faire cours avec des masques, trouver des tests, éditer son attestation à chaque sortie. Une autre urgence dominait. Bientôt, si on tendait l'oreille, on l'a à nouveau entendu le "il l'a bien cherché" et pas seulement dans la bouche de nos élèves. L'assassinat de Dominique Bernard en octobre m'a bien plus éclaboussé. Il m'a eu l'air plus vrai, plus proche de moi que Samuel Paty. Peut-être parce que c'était une connaissance de connaissances. Peut-être parce que j'ai assisté à la minute de silence (avec tous les préparatifs anti-débordement qui encadre maintenant ce genre d'évènements dans l'Education Nationale). Peut-être parce qu'une collègue en salle des profs a dit : "Ca aurait pu être moi, untel ou untel de nos anciens élèves qui se pointe au collège énervé, j'aurais été discuter avec lui, j'aurais été essayer de le calmer en pensant que je ne risquais rien." Il y a quelques semaines, la radio rapportait les propos de l'assassin qui expliquait son geste devant la justice parce que l'Ecole enseigne trop bien les valeurs de la République et pourrait détourner de ses valeurs à lui, fondamentalement incompatibles. Preuve qu'on sert à quelque chose. Preuve que eux reconnaissent notre travail. Ironie du sort. Depuis dix jours des attaques sur les environnements de travail numériques de plusieurs académies ont exposé les élèves et le personnel à recevoir des menaces d'attentats accompagnées de vidéos violentes. On a suspendu les messageries pour résoudre le problème. La semaine dernière, un proviseur démissionne suite à des menaces de mort. Ah, non, pardon, il n'a pas démissionné, on l'a mis à la retraite anticipée pour sa protection. Est-ce que le jeune retraité réussit à sortir de chez lui sans lancer des regards inquiets par-dessus son épaule ? Je ne lui envie pas sa place. Alors moi qui ne suis pas très courageuse et qui suis bien loin de la retraite anticipée, je commence à me dire que j'ai la trouille et que je m'éviterais bien la gloire de mourir en martyr. Et là, on fait comment pour ne plus avoir peur ?
On entre en Résistance ! Oh là, madame Ménager, on ne friserait pas de près le point Godwin ? Je prends le risque. Je n'arrêterai pas demain d'avoir peur. Pas de mes élèves, mais du détraqué qui aurait envie de se faire un prof d'histoire. Parce que oui, on est des cibles prioritaires, les maths, ça a l'air moins dangereux. Mais je n'irai pas me cacher au fond d'une cave. Je n'arrêterai pas d'enseigner. Alors j'ai bien le droit de me draper d'idéalisme, de ramasser les lambeaux de la toge de Marianne pour m'en faire des oripeaux (ça me changera de l'uniforme du hussard noir de la République). De dire et de croire que je fais ça par vocation, non pas civilisatrice (ça sonne trop son colonialisme mal digéré) mais humaniste. Entrer en résistance pacifique et se battre pour la tolérance, pour la raison, pour le respect de la dignité, pour les valeurs de la République. Pas vraiment se battre, plutôt se dresser. Chercher encore les espaces, les discours et les positions où on peut tolérer l'altérité, l'accueillir, l'explorer. Être viscéralement du côté de la vie. Je m'y vois déjà. Je suis presque Jean Zay, même si je me passerais bien que des écoles portent mon nom.
Mais voilà : En janvier prochain, on commémorera l'attentat de Charlie Hebdo. Je ne crois pas que j'en parlerai à mes élèves. Parce qu'ils ne comprendraient pas. Parce que je ne saurai pas quoi leur dire, parce que je ne sais toujours pas quoi répondre à leur "je ne suis pas Charlie". Parce que la liberté n'a pas tant de valeur que ça à leurs yeux. Parce que je n'ai pas envie de me confronter à un tel grand écart des valeurs. Parce que je m'auto-censure. Parce qu'en un mot, j'ai la trouille et je n'ai pas envie de finir comme Samuel Paty. J'ai quatre enfants, voyez-vous, ça crée des obligations. Finalement, je ne serai pas Jean Moulin.
Si vous avez envie d'aller plus loin autour de 1940 et de la Résistance : L'excellent roman d'Irène Nemirowsky, Suite française, vous plongera dans l'ambiance de la Débâcle avec un grand brio littéraire. Sur Jean Zay, l'émission de France Inter Affaires sensibles, une fiction bien menée "Jean Zay, l'oublié de la République" https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/jean-zay-l-oublie-de-la-republique-7108820 La secrétaire germanophone a vraiment existé, elle s'appelait Rose Valland et France culture en a fait un podcast : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-rose-valland-heroine-de-l-ombre Pour l'histoire de l'or de la Banque de France (qui vaut vraiment le détour), une vidéo d'Edwin Le Héron, professeur à Science Po https://youtu.be/y1Ti1S0epPA?si=6CdN7o7z1i2G2Viy
Sur les récents évènements dans l’Education Nationale : l’émission 28 minutes d’Arte ; Affaire du lycée Ravel, l’Etat impuissant ? https://youtu.be/XU8GCO5seUI?si=2clroYYMOIh6iOdc